XXV
Dans un sauteur gouvernemental grande vitesse, que pilotait un certain Irving Blaufard, sergent de carrière bâti en hercule et que rien n’émouvait, Lars prit le chemin de New York pour rejoindre son bureau.
— Cette dame, demanda le sergent, c’est bien la dessinatrice de mode d’armes des Soviets ? Celle dont tout le monde parle ?
— Elle-même.
Impressionné, le sergent se tut. Déjà, le sauteur atterrissait sur le toit de l’immeuble de la S.A. M. Lars, écrasé par les tours énormes qui l’entouraient.
— Ce n’est vraiment pas grand, Monsieur. Tout le reste est certainement sous terre.
— Même pas, dit Lars stoïquement.
— Évidemment, il ne vous faut pas beaucoup de matériel.
Déjà, Lars s’extrayait du sauteur, courait jusqu’à la rampe qui se mit immédiatement en mouvement. Un moment plus tard, il s’engouffrait dans le couloir qui menait à son bureau.
Au moment où il ouvrait la porte, Henry Morris surgit :
— Maren est ici.
La main sur la poignée de la porte, Lars s’arrêta net, les yeux fixés sur lui.
— … La KACH l’a peut-être prévenue que Lilo Toptchev était venue d’Islande avec vous. Ou ce sont des agents parisiens de la KVB qui ont tenu à venger cet enlèvement.
— A-t-elle vu Lilo ?
— Pas encore. Nous l’avons interceptée dans le hall extérieur, celui du public.
— Qui est avec elle ?
— Bill et Ed McIntyre, du bureau de dessin. Mais elle est vraiment bouleversée. On ne croirait pas que c’est la même femme. Franchement, Lars, elle n’est pas reconnaissable.
Lars ouvrit la porte. Seule dans la pièce, Lilo regardait par la fenêtre New York, cette ville inconnue pour elle.
— Êtes-vous prête ?
Sans se retourner, Lilo dit :
— J’ai entendu. J’ai un sens auditif extraordinaire. Votre maîtresse est ici, n’est-ce pas ? Je savais qu’elle viendrait. Je l’avais prévu.
L’intercom de son bureau bourdonna, et la voix de sa secrétaire, Miss Grabhorn, s’éleva, cette fois sans aucune trace perceptible de dédain, complètement affolée :
— Monsieur Lars, Ed McIntyre vous avertit que Mlle Faine lui a faussé compagnie ainsi qu’à Bill Manfreti et qu’elle se dirige vers votre bureau.
— C’est bon.
Il attrapa Lilo par le bras, l’entraîna le long du couloir jusqu’à la rampe la plus proche. Elle le suivait passivement, molle comme une poupée de chiffons. Il avait l’impression de soutenir un frêle androïde, incapable de motivation véritable, dépourvu de vie. Lilo était-elle vraiment indifférente, ou tous ces événements l’avaient-ils affectée à tel point qu’elle lâchait pied ? Mais ce n’était pas le moment de faire de la psychologie. La rampe les emportait vers le toit où les attendait le sauteur gouvernemental.
Comme ils débouchaient sur le toit, ils aperçurent devant eux, sortant de l’autre rampe à l’extrémité opposée du bâtiment, une silhouette féminine : Maren Faine.
Henry Morris n’avait pas menti : elle était méconnaissable. Elle portait un long manteau de fourrure qui descendait, à la mode dite vénusienne, jusqu’aux chevilles, des talons très hauts, un tout petit chapeau avec de la dentelle, d’énormes boucles d’oreille et, chose extraordinaire, son visage n’était pas fardé, ni même ses lèvres. Son teint était blafard, d’un jaune pailleux, sépulcral, comme si la mort l’avait accompagnée depuis Paris dans son survol de l’Atlantique. Et la mort glaçait son regard, ses yeux soudain saillants comme ceux d’un oiseau, impénétrables mais brillants de ruse et de détermination.
— Bonjour, fit Lars.
— Bonjour, Lars. Bonjour, mademoiselle Toptchev. Pendant un court moment, ce fut le silence. Jamais Lars ne s’était senti aussi mal à l’aise.
— Qu’y a-t-il, Maren, dit-il enfin.
— Ils m’ont téléphoné directement de Boulganinegrad. Quelqu’un du SeRKeb ou d’un de leurs services. Je ne l’ai pas cru jusqu’à ce que la KACH me l’ait confirmé.
Elle souriait. Puis elle fouilla dans le sac qu’elle portait suspendu à l’épaule par une courroie noire.
Le pistolet qu’elle en tira était certainement le plus petit de tous ceux qu’il avait jamais vus.
La première idée qui lui vint à l’esprit fut qu’il s’agissait d’un jouet, d’une plaisanterie. Elle l’avait certainement gagné en prime dans un distributeur automatique de chewing-gum. Puis il comprit qu’il s’agissait là d’une arme authentique, une de celles fabriquées en Italie, spécialement pour les sacs de femme.
Il entendit derrière lui la voix de Lilo :
— À qui ai-je affaire ?
Le ton était poli, rationnel, aimable même. Surpris, il se retourna pour la voir.
Décidément, on ne connaissait jamais quelqu’un à fond. En voyant Lilo, il demeura bouche bée. À un moment vraiment critique, alors que tous deux faisaient face à l’arme minuscule mais dangereuse que Maren braquait sur eux, Lilo Toptchev s’était soudain transformée en une dame tout à fait adulte, aussi sociable, aussi gracieuse que si elle faisait son entrée dans une réunion de cadres haut placés. Elle se montrait soudain à la hauteur de l’événement, dans une sorte de justification de la qualité, de la valeur de l’humanité entière. Désormais, personne n’arriverait à le convaincre que l’être humain n’était qu’un animal debout sur ses deux pattes de derrière, porteur d’un mouchoir de poche et capable de distinguer le jeudi du vendredi. Même la définition d’Orville, tirée de Shakespeare, paraissait vidée de son contenu cynique et insultant. Quel étrange sentiment, pensa-t-il, non seulement d’aimer une femme, mais de l’admirer. D’une voix précise, Maren répondait :
— Je m’appelle Maren Faine.
Lilo Toptchev ne l’impressionnait pas, elle.
Lilo tendit la main, évidemment en signe d’amitié :
— Je suis heureuse de faire votre connaissance, et j’espère…
Levant son minuscule pistolet, Maren fit feu. Et de ce petit gadget mal nettoyé mais qui luisait comme s’il eût été d’une propreté rigoureuse, sortit ce qu’on appelait jadis, lors du premier stade du développement technologique, une balle explosive dum-dum.
Mais cette cartouche avait évolué avec les années. Tout en conservant l’élément principal, l’explosion au moment de l’impact, elle faisait bien davantage : chacun de ses fragments continuait à exploser, et c’était une moisson d’éclats qui déchirait la totalité du corps de la victime et tout ce qui se trouvait autour d’elle. Instinctivement, Lars se laissa tomber à terre, cachant son visage et se faisant tout petit. L’animal qui était en lui retrouva la position fœtale, genoux repliés, tête baissée, les bras autour du corps, sachant qu’il ne pouvait rien pour Lilo. Tout était fini. Les siècles pouvaient s’écouler indéfiniment, comme autant de gouttes d’eau, jamais Lilo Toptchev ne réapparaîtrait dans les cycles et dans les hasards de la race humaine.
Il continuait à penser comme quelque machine logique construite pour calculer et analyser froidement, en dépit des événements extérieurs : ce n’est pas moi qui ai dessiné cette arme. Elle est d’avant mon époque. C’est un monstre d’autrefois, un monstre antique. C’est tout le mal dont ont hérité les hommes, un mal venu du passé, déposé soudain au seuil de mon existence, et qui vise ce qui m’est cher, tout ce à quoi je tiens et que je voudrais tant protéger. Tout cela disparaît à cause de la pression de l’index contre une détente, un morceau de métal qui fait partie d’un mécanisme si petit qu’on pourrait l’avaler, oui, le faire disparaître ainsi, dans un sursaut d’avidité, de désir, de désir de vivre. Désormais, tout était joué.
Les yeux clos, il demeura là où il était. Tant pis si Maren tirait une seconde fois, sur lui. Et un autre désir l’envahit soudain, celui d’en finir : pourquoi Maren ne tirait-elle pas ? Il ouvrit les yeux.
Il ne se trouvait plus sur le toit, au haut de la rampe mobile. Il n’y avait plus de Maren Faine, plus d’arme minuscule. Il ne vit pas les restes atrocement déchirés, déformés, sanguinolents et poisseux, de ce qui avait été une femme, la preuve tangible de la malignité d’une autre femme. Il ne comprit plus : il se trouvait dans la rue d’une ville qui, il en était sûr, n’était pas New York. Il eut l’impression soudaine d’un changement de température.
Quelque part, pas très loin, il devait y avoir des montagnes couvertes de neige. Il frissonna, regarda autour de lui, entendit un bruit d’avertisseurs, celui d’un trafic de surface.
Ses jambes, ses pieds, lui faisaient mal. Et il avait soif.
Près d’un drugstore automatique, il aperçut une cabine publique de vidéophone. Il y entra, le corps raidi, endolori de fatigue. Il ouvrit l’annuaire : il se trouvait à Seattle.
Depuis combien de temps ? Une heure ? Des mois ? Des années ? Il souhaita soudain avoir derrière lui un nombre d’années interminables : il avait fait une fugue presque sans fin et maintenant il était vieux, usé fini, jeté au rancart. Il se rappela soudain le Dr Todt. Dans la fusée qui les ramenait d’Islande, le médecin s’était mis à chantonner une vieille ballade allemande qui contait la défaite d’un homme : « Und die Hunde schnurren an den alten Mann ». Et il avait traduit : « Et les chiens grognaient, montraient les dents au vieillard ».
Il inséra une pièce de monnaie dans la fente et composa le numéro de Lanferman Associates, à San Francisco :
— Donnez-moi Pete Freid.
La standardiste avait une voix éclatante de jeunesse :
— M. Freid est absent pour affaires. Nous ne pouvons le toucher, monsieur Lars.
— Et Jack Lanferman ?
— Jack Lanferman non plus. Mais je crois pouvoir vous dire où ils sont, monsieur Lars. À la Forteresse Washington. Ils y sont depuis hier. Peut-être pouvez-vous les toucher là-bas ?
— Merci. Je sais comment.
Son second appel fut pour le général Nitz. D’échelon en échelon, hiérarchiquement, sa demande d’entretien gravit tous les degrés qui le séparaient du général, et au moment où il allait renoncer, découragé, se trouva face au commandant en chef :
— Que faites-vous ? La KACH n’a pu vous trouver. Ni le FBI.
— Les chiens m’ont montré les dents. Ils grognaient après moi.
De toute ma vie, je n’avais jamais rien entendu de pareil.
— Où êtes-vous ?
— À Seattle.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas.
— Lars, vous avez une mine terrible. Et savez-vous ce que vous faites et ce que vous dites ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chiens ?
— Je ne sais pas où ils sont. Mais je les ai entendus.
Le général Nitz dit soudain :
— Elle a vécu six heures. Mais naturellement il n’y avait pas beaucoup d’espoir. Maintenant, c’est fini. Mais peut-être le savez-vous déjà ?
— Je ne sais rien.
— Les funérailles n’ont pas encore eu lieu : on pensait que vous alliez réapparaître. On vous a cherché partout. Évidemment, vous comprenez maintenant ce qui vous est arrivé.
— Une transe.
— Et vous venez d’en sortir ? Lars fit oui de la tête.
— … Lilo se trouve avec…
— Quoi ?
— Lilo est à Bethesda. Avec Ricardo Hastings. Elle essaie de tirer de lui un croquis utilisable. En en a produit plusieurs, mais…
Lars l’interrompit :
— Lilo est morte. Maren l’a tuée avec un pistolet italien, un Beretta calibre 12. Je l’ai vue. J’ai tout vu.
Les yeux fixés sur lui, le général Nitz dit :
— Maren Faine a fait feu avec le pistolet qu’elle tenait à la main. Nous avons l’arme, nous avons ses empreintes digitales. Mais elle n’a pas visé Lilo. Elle s’est tuée.
Après un instant de silence, Lars dit :
— Je ne savais pas.
— Du moment qu’elle a tiré, quelqu’un devait mourir, n’est-ce pas ? Ce genre de pistolets ne marche pas. C’est un miracle si les fragments ne vous ont pas tués tous les trois.
— C’était donc un suicide.
Oui, un suicide. Il en était sûr. Elle n’avait jamais eu l’intention de tuer Lilo, même si elle l’avait cru un instant. Il poussa un soupir de fatigue, de résignation. Rien de philosophique dans cette résignation se dit-il. Il n’avait plus la force de lutter, simplement.
D’ailleurs, qu’aurait-il pu faire ? Tout cela s’était passé pendant sa transe, sa fugue. Il y avait déjà si longtemps que Maren était morte. Lilo se trouvait à Bethesda. Lui, après un voyage dans le néant, ressurgissait dans le centre de Seattle, aussi loin que son inconscient avait pu l’emmener de New York, de tout ce qui avait eu lieu.
— Lars, pouvez-vous revenir ? Pour aider Lilo. Parce qu’elle n’y arrive pas. Elle avale sa drogue, cette préparation de l’Allemagne de l’Est, elle entre en transe, seule avec Ricardo Hastings et sans personne à proximité qui puisse la distraire. Et quand elle redevient elle-même, c’est avec le même dessin.
— Eh oui, ceux qu’elle puise dans l’esprit d’Oral Giacometti.
— Absolument pas.
— Vous en êtes sûr ?
D’un seul coup, il se retrouvait l’esprit vif, prêt à agir.
— Ces dessins sont tout à fait différents de ce qui peut ressembler à une « génératrice temporelle de halage ». Pete Freid les a examinés et il l’a constaté. Elle aussi le constate.
— Ils sont tous pareils.
Il ressentait maintenant une sensation d’horreur :
— Pareils ? Que voulez-vous dire ?
— Calmez-vous, Lars. Ce n’est pas une arme. Il s’agit de quelque chose fait dans une substance organique, de quelque chose de physiologique, d’anatomique…
Le général Nitz hésitait : sans aucun doute le vidéophone était piégé : quelque part, la KVB était à J’écoute.
— Dites, dites, insista Lars.
— Elle dessine un androïde d’un type nouveau. Mais seulement un androïde. Comme ceux que Lanferman utilise sous terre pour essayer leurs prototypes d’armes. Vous voyez ce que je veux dire : aussi humain que possible.
Lars n’hésita plus :
— J’arrive.